Bouchikhi : « La paix n’est pas l’opposé de la force, mais la manifestation d’une conscience historique mûre »

À l’occasion de la « Journée internationale du vivre ensemble en paix », adoptée par les Nations unies en 2017 à l’initiative de l’Algérie, qui se tient chaque année le 16 mai, la question civilisationnelle du « sens de la paix » se pose avec insistance dans un monde où les conflits s’intensifient et où les limites de la coexistence sont constamment mises à l’épreuve. Dans ce cadre, El Sahafi a interviewé le professeur Cheikh Bouchikhi, spécialiste de la pensée politique et du dialogue des civilisations, afin d’éclairer les significations de cette journée et les dimensions du rôle algérien dans la construction d’un nouveau récit pour la paix.

Al Sahafi : Professeur Bouchikhi, vous avez des souvenirs particuliers liés aux questions de paix, notamment par votre participation à une conférence internationale organisée par l’Algérie au début du millénaire. Comment relisez-vous ce moment aujourd’hui ?

Professeur Cheikh Bouchikhi : Au début du nouveau millénaire, précisément en juillet 2002, j’ai participé au Congrès mondial pour la paix et la solidarité qui s’est tenu à Alger, au Palais des Nations. Cet événement international exceptionnel a réuni près de mille délégués, dont 125 personnalités éminentes venues de 80 pays représentant les cinq continents.

Le congrès rassemblait un large éventail d’acteurs : des religieux et penseurs de toutes confessions, des figures politiques et des militants de mouvements pacifistes, parmi eux l’imam majeur Mohamed Sayed Tantawi, le doyen de l’église de la Nativité, ainsi que d’anciens chefs d’État et de gouvernement comme l’ex-Premier ministre jordanien Abdel Karim Kabariti, l’ancien président du Ghana Jerry Rawlings, et la lauréate du Prix Nobel de la paix Rigoberta Menchu.

Cette rencontre a constitué une plateforme d’ateliers et de débats approfondis sur les enjeux de la paix, le dialogue des civilisations, la construction de l’État de droit, les systèmes économiques, la justice sociale, et d’autres défis majeurs auxquels l’humanité est confrontée. Pour moi, cet événement a représenté une étape de réflexion profonde sur la vision algérienne de la paix, qui dépasse les discours pour s’enraciner dans une expérience historique vivante de résistance à la colonisation et de défense de la dignité, sans sombrer dans la domination.

Al Sahafi : Que représente la « Journée internationale du vivre ensemble en paix » dans le contexte philosophique et éthique des relations internationales ?

Professeur Cheikh Bouchikhi : C’est une consécration symbolique d’un long parcours de recherche humaine de modèles de coexistence qui transcendent le choc identitaire et culturel. La paix, dans ce cadre, n’est pas seulement un objectif politique, mais une valeur humaine profonde reflétant une conscience historique qui rejette la violence, et insiste sur la pluralité et le respect mutuel. C’est aussi une réponse éthique à l’incapacité des systèmes internationaux traditionnels à produire des normes stables de justice universelle, et une tentative de reconstruire la relation entre les différents sur la base de la dignité réciproque, et non de la domination ou de l’exclusion.

Al Sahafi : Quelles sont les motivations qui ont poussé l’Algérie à proposer cette journée à l’ONU ?

Professeur Cheikh Bouchikhi : L’Algérie, historiquement, n’est pas simplement un État-nation aux frontières définies, mais un porteur d’un héritage symbolique de lutte contre l’injustice et de quête de paix. Quiconque aborde son histoire sous l’angle de l’anthropologie de la résistance comprend qu’elle n’a jamais été un État agresseur, mais une entité qui a su préserver sa cohésion face aux projets hégémoniques. Il suffit de rappeler que le Manifeste du 1er novembre, bien qu’étant un document fondateur d’une guerre de libération armée, contenait un appel explicite à la négociation et à la solution politique. Cette dualité entre faire la guerre et chercher la paix traduit une maturité politique et morale rare.

Al Sahafi : Peut-on dire qu’au regard de cet héritage historique, l’Algérie offre un modèle particulier dans sa compréhension de la paix ?

Professeur Cheikh Bouchikhi : Certainement. L’Algérie ne présente pas la paix comme un simple intérêt utilitaire, mais comme un principe fondamental ancré dans son expérience historique. Elle n’a jamais été une partie agresseuse, souvent placée en position de défenseur. Sa politique post-indépendance a été marquée par l’appel à la résolution des conflits par le dialogue, et l’accueil des mouvements de libération dans une vision mondiale de la justice. Cela s’est manifesté par son rôle majeur dans le Mouvement des non-alignés, et par son soutien aux leaders révolutionnaires et mouvements de libération d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, jusqu’à être mondialement reconnue comme la « Mecque des révolutionnaires ». Ainsi, son initiative pour l’adoption d’une journée mondiale du vivre ensemble n’est pas un simple luxe diplomatique, mais la prolongation d’une compréhension civilisatrice bien ancrée.

« L’Algérie ne présente pas la paix comme un simple intérêt utilitaire, mais comme un principe fondamental ancré dans son expérience de résistance à la colonisation »

Al Sahafi : Mais nous vivons aujourd’hui dans un monde fracturé, marqué par les guerres et les conflits. Le discours sur le vivre ensemble a-t-il encore une pertinence ?

Professeur Cheikh Bouchikhi : Aucune analyse réaliste ne peut ignorer les crises structurelles du système international. Mais, en parallèle, il ne faut pas négliger l’existence de volontés et d’espaces qui cherchent à consacrer un discours alternatif. La paix n’est pas seulement l’opposé du conflit, elle est une condition nécessaire à la construction du sens dans les relations internationales. Bien que des institutions comme l’ONU souffrent de dysfonctionnements structurels, elles restent essentiellement le fruit d’efforts rationnels pour dépasser la logique de la guerre permanente.

Al Sahafi : Pour conclure, quel message jugez-vous nécessaire de rappeler en cette journée ?

Professeur Cheikh Bouchikhi : Il faut redonner à la paix sa valeur fondatrice, non comme un choix circonstanciel. La paix n’est ni naïveté ni fuite, elle est le fruit d’une conscience politique et historique profonde. Il n’y a pas contradiction entre l’appel à la paix et la préparation à la défendre. Comme il est dit dans le Coran : « Et préparez contre eux tout ce que vous pouvez comme force… », la force qui protège la paix est la garantie de sa pérennité. Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est de construire un nouveau récit humain convaincu que le vivre ensemble n’est pas une exception, mais la norme.

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