Dans le contexte de l’escalade dramatique qui a récemment secoué le Moyen-Orient, à la suite des frappes échangées entre l’Iran et Israël, la région a semblé au bord d’une guerre régionale généralisée. Mais, comme cela a été le cas lors de précédents épisodes, les pressions internationales ont freiné l’élan vers une confrontation ouverte, bien que Téhéran – selon certaines analyses – ait été à deux doigts de châtier militairement Israël et de bouleverser les règles d’engagement dans la région.
Dans ce contexte, Jacob Cohen, écrivain et penseur franco-marocain connu pour ses positions antisionistes, livre à AlSahafi.dz sa lecture des derniers développements. Dans cet entretien, il revient sur les enjeux du conflit irano-israélien, le rôle de l’axe de la Résistance, la place de la cause palestinienne, et les divisions internes au sein des communautés juives vis-à-vis d’Israël, tout en avertissant contre l’alignement aveugle de l’Occident sur les agendas de Tel-Aviv.
Comment analysez-vous la posture d’ “Israël” dans le contexte actuel d’escalade avec l’Iran ? S’agit-il d’une stratégie propre à Tel-Aviv ou d’un alignement total avec les objectifs géopolitiques de Washington
Dès la création de l’Etat juif en 1948 et l’hostilité des pays arabes à son égard, les ex-colonisteurs y ont vu un allié potentiel pour contrer le nationalisme arabe émergeant. D’où l’expédition tripartite France-Grande-Bretagne-Israël pou punir Nasser d’avoir nationalisé le Canal de Suez. La France y avait un intérêt supplémentaire puisque l’Egypte était un des plus grands soutiens du FLN. La guerre de juin 67 et le boycott militaire de de Gaulle contre Israël a tourné ce dernier vers les Etats-Unis. Mais à partir des années 80-90, le régime sioniste ne servait plus les intérêts occidentaux. C’est l’Occident qui s’est laissé entrainer malgré lui dans les politiques aventuristes israéliennes. L’Occident n’apprécie que modérément le génocide à Gaza, le nettoyage ethnique en Cisjordanie, mais il est tenu par son obligation de défendre l’Etat juif coûte que coûte. L’affaire iranienne est éclairante. L’Occident a toujours voulu normaliser ses relations avec l’Iran, c’est Israël qui met des bâtons dans les roues et pousse à l’affrontement. On est passé à côté de la conflagration pour les caprices israéliens. Pour résumer c’est Israël qui mène la danse et emmène l’Occident avec lui. C’est le chef d’orchestre de la politique occidentale au Moyen-Orient, et l’Occident n’a ni la volonté ni les moyens de s’en dépêtrer.
Certains observateurs évoquent la possibilité d’un embrasement régional allant de la mer Rouge au Golfe. Selon vous, cette dérive est-elle inévitable ou reste-t-il une marge pour la désescalade diplomatique
Au Moyen-Orient on joue à se faire peur. Les grandes puissances qui tirent les ficelles connaissent très bien les dangers d’une conflagration qui n’est bonne pour aucune d’entre elles. Elles viennent d’ailleurs de le démontrer. Je ne crois pas que l’Iran, échaudé par les trahisons israélo-américaines et l’hostilité inébranlable de l’Occident à son égard et désireux de donner une bonne leçon au régime sioniste, était disposé à accepter un cessez-le-feu alors qu’il était sur le point d’ébranler la société israélienne. Mais la Russie et la Chine, soucieuses avant tout de stabilité et de développement ont dû faire comprendre à leur « allié » iranien qu’il était temps de composer, même si ce dernier est conscient que l’axe américano-sioniste reviendra tôt ou tard à la charge pour lui nuire. C’est dire si cette région est surveillée comme le lait sur le feu pour empêcher tout débordement incontrôlable.
Le rôle croissant de l’axe de la Résistance – en particulier du Yémen et du Hezbollah – modifie-t-il, selon vous, les équilibres stratégiques face à Israël ? Peut-on parler d’une nouvelle dissuasion asymétrique
L’axe de la résistance repose essentielleent sur l’Iran et accessoirement sur son protégé le Yémen. Le Hezbollah a malheureusement perdu beaucoup de sa puissance et de sa capacité de nuisance, à cause des frappes sur le Liban et la perte de la Syrie. Mais le Yémen a montré qu’il pouvait se montrer à la hauteur des enjeux, en déstabilisant les convois maritimes vers Israël et en atteignant ce pays avec des missiles. Ne pas oublier cependant que le Hamas et les autres groupes de résistance à Gaza n’ont pas dit leur dernier mot. Mais la pièce maitresse reste l’Iran, avec son rétablissement spectaculaire suite aux attaques du 13 juin, sa stratégie punitive qui a probablement amené les Etats-Unis à faire le maximum de pressions pour obtenir un cessez-le-feu, le prestige d’avoir affronté l’arrogance sioniste. Peut-être cela servira d’exemple et suscitera des vocations.
Où se situe aujourd’hui la cause palestinienne dans cette reconfiguration régionale ? Pensez-vous qu’un basculement d’opinion internationale est en train de s’opérer en sa faveur
Il est à craindre que la cause palestinienne ne suscite le même sentiment d’urgence que la confrontation Iran-Israël. Certes on se dit qu’il faudrait bien trouver une solution mais celle-ci se heurte à l’intransigeance sioniste à laquelle les principales puissances ne souhaitent pas se confronter, du moment qu’elle ne risque pas de déstabiliser la région. C’est la dure réalité des relations internationales. Certes l’opinion internationale est résolument, et de plus en plus, en sa faveur. Mais que peut-elle sur des gouvernements moins soucieux de justice internationale que de stabilité politique et de contrats juteux ? La cause palestinienne ne fait pas suffisamment de bruit, ne suscite pas la crainte d’une déstabilisation, alors on renvoie la solution aux calendes grecques.
En tant qu’intellectuel juif antisioniste, percevez-vous une évolution des mentalités au sein des communautés juives concernant le soutien à Israël Un éventuel clivage peut-il produire un changement politique réel en Israël?
Il y a effectivement une évolution des mentalités au sein des communautés juives par rapport à Israël, dans le sens d’un éloignement ou d’une indifférence. Quelques-uns mènent des actions actives contre les politiques israéliennes. Mais tout cela ne se voit pas tellement à l’extérieur. D’abord parce que les organisations judéo-sionistes contrôlent toutes les institutions juives de la diaspora, religieuses, culturelles, sociales, ce qui donne l’impression d’une quasi-unanimité des juifs en faveur d’Israël. En réalité, j’estime à environ 30% le nombre des juifs qui soutiennent Israël. Les autres, soit ils ne veulent pas s’exposer publiquement pour des raisons évidentes, soit ils estiment ne plus appartenir à ce peuple. Et cette distinction ira à mon avis en s’accentuant. Ce qui fait que cela ne pèsera pas sur l’évolution de la politique en Israël, car les 70% restants n’exercent aucune influence et ne tiennent pas à le faire.