Pendant cinq années, de 1847 à 1852, l’Émir Abdelkader, ainsi que plus de cent personnes parmi les membres de sa famille, ses proches, les hommes de son État et de sa cour, ont été soumis à l’arrestation et à une détention arbitraire. Ils n’ont fait l’objet d’aucun procès et n’ont pas bénéficié de leur droit à la défense, d’autant plus qu’aucun crime n’a été établi à leur encontre, puisqu’ils se trouvaient dans une situation de légitime défense de leur religion, de leur patrie et de leur peuple.
Dans ce contexte juridique, et à la suite du traité (traité de cessation des hostilités) signé par l’Émir Abdelkader avec les Français en décembre 1847, puis violé par ces derniers qui procédèrent à la capture de l’Émir, Louis-Napoléon (Napoléon III) prit conscience du fait que la France, en reniant ses engagements, avait terni son image ainsi que son honneur. Dès lors, rendre justice à l’Émir et à ses compagnons revenait à réhabiliter le gouvernement français lui-même, qui se réclamait avec emphase des principes de la Révolution française (liberté, fraternité, égalité).
En janvier 1849, le gouvernement français chargea le général Bugeaud d’entrer en correspondance avec l’Émir Abdelkader afin de le convaincre de renoncer aux clauses du traité de cessation des hostilités qu’il avait signé avec Lamoricière en décembre 1847, en contrepartie de la liberté pour lui et pour ceux qui l’accompagnaient, ainsi que de l’octroi de biens et de terres à l’intérieur du territoire français.
La réponse de l’Émir fut sans équivoque
“Quand bien même la France rassemblerait toutes ses richesses, puis me placerait devant l’alternative d’en disposer au prix de l’esclavage ou de demeurer libre dans la pauvreté et le dénuement, mon choix serait sans hésitation celui de la liberté, fût-elle accompagnée de la misère. Ne m’adressez donc plus un tel discours, car après cette réponse, je n’ai rien d’autre à ajouter. À Dieu retournent toutes choses, et c’est en Sa main que réside la levée de cette injustice.”
Avec les bouleversements politiques qu’a connus la France à la suite de l’accession de Louis-Napoléon au pouvoir, du passage du régime républicain à l’Empire et de son adoption du titre de Napoléon III, ce dernier estima nécessaire de reconsidérer le dossier de l’Émir Abdelkader et des détenus qui l’accompagnaient. Cette orientation se heurta toutefois à l’opposition de certains généraux français, tels que Saint-Arnaud, ainsi qu’au refus de plusieurs membres de l’Assemblée nationale française.
Face à ces résistances, Napoléon III déclara lors de l’une des séances gouvernementales :
“Je ne crois pas que notre autorité ni notre puissance en Méditerranée dépendent de l’emprisonnement ou de la libération d’un seul homme.”
Par la suite, Napoléon III entama une correspondance secrète avec l’Émir Abdelkader par l’intermédiaire de l’officier français Boissonnay, chargé des affaires de l’Emir, en vue de préparer les modalités de sa libération. Au mois de juin 1852, Napoléon III commença à sonder l’opinion française afin d’évaluer l’acceptabilité d’une éventuelle libération de l’Émir. À la lumière de l’évaluation de sa propre position et de son influence, il conclut qu’il jouissait d’une large popularité, d’une grande crédibilité et d’une autorité suffisante lui permettant de prendre une telle décision sans susciter d’opposition significative.
Il décida alors d’entreprendre une tournée dans le sud-ouest de la France, en y intégrant une visite à l’Émir dans sa prison d’Amboise, afin d’y annoncer officiellement sa libération ainsi que celle de tous ses compagnons. Mohamed Pacha souligne à ce propos que l’Empereur avait tenu cette décision secrète, même à l’égard de ses proches collaborateurs.
Le 16 octobre 1852, Napoléon arriva au château d’Amboise accompagné de la délégation qui l’entourait. Il y rencontra l’Émir Abdelkader et s’adressa à lui en ces termes :
“Depuis longtemps déjà, vous savez que votre captivité m’a placé dans une position d’équité et de justice, car elle m’a révélé que le gouvernement qui m’a précédé n’a malheureusement pas honoré les engagements qu’il avait contractés. “
Il poursuivit
“Je suis venu vous annoncer la fin de votre emprisonnement et le recouvrement de votre liberté. Vous serez conduit à Brousse, dans l’État du Sultan ottoman. Lorsque les dispositions nécessaires auront été arrêtées, vous bénéficierez de la part du gouvernement français d’un traitement digne et généreux, à la hauteur de votre rang éminent. Depuis longtemps, votre situation me préoccupe, car elle me rappelle des engagements pris et demeurés inexécutés, et je suis résolu à rendre une justice pleine et entière à votre bravoure. Rien n’est plus avilissant qu’un grand État qui manque à sa parole. Vous avez été un adversaire redoutable de la France, mais cela ne m’empêche nullement de reconnaître votre courage, votre force et votre dignité dans l’épreuve. C’est pourquoi je m’engage, sur mon honneur, à mettre un terme à votre détention, et ma confiance en votre parole est entière.”
Lors de cette visite, Napoléon III rencontra également plusieurs membres de la famille de l’Émir, et plus particulièrement sa mère, Lalla Zahra. L’Empereur Napoléon III embrassa respectueusement sa main et lui demanda de prier pour lui. Fidèle à ses traditions, elle honora ses hôtes en leur offrant un repas composé d’un plat de couscous préparé selon la méthode hachémite de Mascara, en Algérie. Ce plat fut symboliquement baptisé “le repas de la liberté”.
Cela contraste radicalement avec la propagande mensongère diffusée par le colonialisme et ses relais, lesquels ont prétendu, à tort et avec une fausseté manifeste, que la noble et chérifienne Lalla Zahra fille de Ben Douba aurait embrassée la main de Napoléon III. Ces témoignages fallacieux se sont appuyés sur une peinture attribuée à Ange Tissier, soldat mercenaire exalté, peintre stipendié et falsificateur de la vérité. Cette œuvre mensongère, largement diffusée et exploitée, représente Lalla Zahra dans une posture humiliante, la montrant embrassant la main de Napoléon III.
Quelle étrange imposture que celle de cet artiste déchu, qui n’hésita pas à travestir la réalité et à s’aventurer, sans scrupule, dans la falsification la plus grossière ! La vérité est pourtant tout autre, chers lecteurs. Cette toile, par le mensonge, la calomnie et l’atteinte qu’elle porte à une figure de haute dignité et de noble rang, est rejetée par les esprits lucides et les intelligences éclairées.
Il est absolument inconcevable, que Zahra, la lionne noble et chérifienne, d’ascendance idrisside, n’ait jamais pu embrasser la main de Napoléon ou de quelque pharaon que ce soit. Une telle hypothèse est totalement exclue dès lors que l’on connaît la véritable stature de Zahra, cette femme de fer, et les épreuves qu’elle affronta tout au long de son parcours de lutte et de résistance. Son intelligence stratégique et son courage furent reconnus par l’ennemi avant même de l’être par l’allié.
Les propos rapportés par l’historien Delacroix à son sujet en constituent la preuve éclatante, lorsqu’il la décrivit en ces termes
“Une dame vertueuse, marquée par la dignité de l’âge et la noblesse de l’âme, qui fut pour son fils la meilleure des conseillères, grâce à la sagesse et à la clairvoyance dont elle faisait preuve.”
De même, il est établi avec certitude que les responsables politiques français à l’origine du projet colonial n’ont rien négligé de ce qui pouvait servir leurs objectifs : ils n’ont laissé passer aucun moyen susceptible de les renforcer, pas plus qu’ils n’ont hésité à porter atteinte à nos symboles ou à humilier notre peuple. Ils ont ainsi mobilisé les plumes et les pinceaux, les fusils et les sabres, les machines, les bombes et les canons, la propagande et bien d’autres instruments encore, à l’image de cette peinture falsifiée et mensongère.
Par de telles manœuvres, ils ont cru à tort qu’il ne nous restait d’autre choix que de nous soumettre et de nous abaisser devant eux, comme ils ont prétendu que l’aurait fait notre Dame, la mère de l’Émir. Mais ils se trompent lourdement : qu’Allah lui fasse miséricorde, elle ne l’a jamais fait, et nous ne le ferons pas non plus, ni pour eux ni pour quiconque, si ce n’est pour Dieu, l’Unique, l’Un, le Seul, le Parfait.

À cette occasion, Napoléon III offrit une épée à l’Émir Abdelkader et lui déclara
“Je souhaite vous honorer par cette épée ; toutefois, malgré les efforts des artisans, je ne suis pas en mesure de vous la remettre avant votre départ pour Brousse. Elle vous parviendra par l’intermédiaire de notre ambassadeur à Istanbul, à la condition expresse qu’elle ne soit jamais utilisée contre la France.”
De fait, l’Émir reçut cette épée un mois plus tard, à Brousse. Les Français eux-mêmes écrivirent au sujet de ce cadeau qu’il constituait une reconnaissance explicite et une marque d’estime à l’égard de la stature combattante et de la valeur historique de l’Émir Abdelkader, tout autant qu’un aveu implicite et une forme d’excuse pour les agissements des chefs militaires français consécutifs à la violation de l’accord de cessation des hostilités.
Le 28 octobre, l’Émir entama un voyage vers Paris qui devait durer deux semaines. Il le commença par une visite au cimetière des membres de sa famille et de ses proches, inhumés dans le jardin du château d’Amboise.
Le 29 octobre, l’Émir fut reçu en hôte par l’Empereur Napoléon III dans son palais de Château de Saint-Cloud, à Paris. À cette occasion, il prononça une allocution dans laquelle il déclara :
“Je souhaite vous honorer par cette épée ; toutefois, malgré les efforts des artisans, je ne suis pas en mesure de vous la remettre avant votre départ pour Brousse. Elle vous parviendra par l’intermédiaire de notre ambassadeur à Istanbul, à la condition expresse qu’elle ne soit jamais utilisée contre la France.”
De fait, l’Émir reçut cette épée un mois plus tard, à Brousse. Les Français eux-mêmes écrivirent au sujet de ce cadeau qu’il constituait une reconnaissance explicite et une marque d’estime à l’égard de la stature combattante et de la valeur historique de l’Émir Abdelkader, tout autant qu’un aveu implicite et une forme d’excuse pour les agissements des chefs militaires français consécutifs à la violation de l’accord de cessation des hostilités.
Le 28 octobre, l’Émir entama un voyage vers Paris qui devait durer deux semaines. Il le commença par une visite au cimetière des membres de sa famille et de ses proches, inhumés dans le jardin du château d’Amboise.
Le 29 octobre, l’Émir fut reçu en hôte par l’Empereur Napoléon III dans son palais de Château de Saint-Cloud, à Paris. À cette occasion, il prononça une allocution dans laquelle il déclara :
“Vous avez tenu envers moi l’engagement de ceux qui vous ont précédé, engagement que son signataire a renié et que celui qui l’avait solennellement garanti a trahi.”
L’Émir regagna Amboise le 10 novembre. Puis, le 2 décembre 1852, il effectua une seconde visite à Paris, au cours de laquelle il séjourna pendant trois jours.
Le 11 décembre 1852, l’Émir Abdelkader et l’ensemble de ceux qui l’accompagnaient entamèrent le voyage de retour vers les pays d’Islam, en direction de la ville ottomane de Brousse. Il convient de signaler ici un fait lourd de signification politique : deux des frères de l’Émir Abdelkader, le cheikh Mohammed Saïd et Mustapha, furent conduits à Annaba, en Algérie, où ils furent placés en résidence surveillée jusqu’en 1857. Ils furent ainsi délibérément retenus comme moyen de pression, destinés à être utilisés contre l’Émir au cas où celui-ci viendrait à envisager une reprise du jihâd en Algérie.
L’Émir Abdelkader conserva néanmoins l’épisode de sa libération, bien que conditionnée, comme un souvenir empreint de sérénité. Interrogé un jour à Damas par l’Allemand Heinrich au sujet des Français, il répondit par une formule lapidaire, d’une franchise brutale et d’une forte charge symbolique :
“Le Sultan Abou Léon est un homme ; quant aux autres Français, ils ne sont que des chiens.”
Article rédigé par
Dr Zakaria Khelfallah
Dr Taki Eddine Boukaâbar
L’ingénieur Merabet Talal Mohamed Habib, petit-fils de l’Émir (par sa fille) Muhammad Saïd al-Jazaïri.
Cheikh Belaïd Belrouaïne.
Révision et correction : Dr Boukourrou Salah Eddine.



















